ARTICLES DE PRESSE

Le poète de la matière – Yann Blusseau

Revue Olona – N° 246

Décembre 2018

« Le langage est encombrant. Heureusement, les mots ne viennent pas les premiers » Michel Raimbaud dixit

Michel Raimbaud Porte Oceane 1987Dans la mémoire collective des Olonnes, Michel Raimbaud dit « Arthur » a laissé une trace bien particulière. Ceux qui l’ont connu, ont certainement une anecdote à partager, un de ses bons mots à rapporter. Ceux qui n’ont fait que le croiser sur le port ou la plage, se souviennent certainement de cet homme barbu, l’œil pétillant de malice, la chevelure en bataille, à l’air un peu « fada », y flânant ou y installant ses sculptures monumentales. Parmi ces gens, nombreux étaient ceux qui pensaient que ses structures bizarres, où jouaient les « gosses », relevaient plus d’un monceau de détritus que d’une œuvre d’art. Il s’avère que sans connaître l’attachement de Raimbaud a ses racines, tant maritimes que rurales, on ne peut saisir les fondements de son art protéiforme qui, sans représenter la réalité, la possède pour nexus.

Les connaisseurs, quant à eux, ne peuvent que maudire le temps qui a fait son œuvre en l’arrachant au monde des vivants dans sa 70e année, bien trop tôt en somme et en ce qui me concerne, ce fut pile au moment où je le découvrais vraiment, que je commençais à l’apprécier, lui et son art, qu’il a tiré sa révérence, quitté la scène. Oui, cela  fait déjà 20 ans qu’il « bouffe les pissenlits par la racine » comme l’on dit à la Chaume. Il est donc grand temps de raviver cette mémoire collective qui peut rapidement faire défaut, en rappelant aux Vendéens et aux Olonnais (de nos quatre communes) en particulier que Michel Raimbaud n’est pas qu’un simple nom sur la façade d’une médiathèque. Remettre en lumière sa contribution à l’histoire de l’art, grâce à son œuvre poétique axé sur le travail des matériaux rendus à l’homme par l’océan, constitue la raison d’être de ces modestes lignes.

Au fil du temps, sa carrière d’artiste, parallèle à celle d’enseignant, prit la tangente et dériva vers la sculpture, porté qu’il était par les flots de l’inspiration, de ses désirs d’expression plastique. Ses pérégrinations me permettront, ici, d’explorer les différentes incarnations de son œuvre en renouant les fils du temps.

LE CHAOS PRIMORDIAL, UN ARTISTE EN FORMATION

En 1937, il découvre Picasso lors de l’exposition universelle de Paris ; ce fut son premier choc esthétique, mais ce n’est qu’en 1949, qu’il s’initie à la peinture et il ne commence vraiment à peindre sérieusement qu’en 1953. Dans la première décennie de sa carrière artistique, son style est hérité du cubisme et de la seconde école de Paris. Il pratique une figuration tendant vers l’abstraction, ce qui à l’époque n’est pas franchement au « top » de la modernité au moment où l’art abstrait domine sans partage la scène internationale et que l’art conceptuel est sur le point de naître. Au début des années 50, alors qu’il est en poste à St-Denis-la-Chevasse, depuis environ un an, il rencontre à Ste-Florence-de-l’Oie, à l’occasion d’un déplacement professionnel, Chaissac, le mari de l’institutrice de l’école publique de ce village.
Cette rencontre puis cette amitié fut déterminant pour Raimbaud influant sur son orientation plastique future. Alors que Chaissac avait déjà une certaine renommée parmi les amateurs d’art avertis en tant que figure de proue de l’Art Brut (grâce à l’activisme de Jean Dubuffet), Michel Raimbaud commençait son parcours artistique à mi-chemin entre figuration et l’abstraction sans que l’une ne domine l’autre. Pourtant on y décèle déjà sa marque : un univers à la fois symboliste et expressionniste parcouru d’un souffle lyrique et épique qui ne fera que s’affirmer au fil du temps en s’organisant autour de la notion du temps, de la vie et de la mort aux connotations freudiennes. Ses sujets sont principalement des études d’après nature, à savoir des marines ou des tranches de vie du littoral. Quelques motifs se détachent en particulier : les épaves et les arbres. Il utilise les médiums les plus variés. Les couleurs, le dynamisme de l’océan, les courbes des navires l’inspirent. Son style se démarque très tôt par une volonté sourde de sortir du cadre fixe du tableau. Idée qu’il concrétise en peignant de vieux cuirs de chalut tendus sur châssis. Cette première étape de son évolution le conduit à l’abandon de la toile mais pas de la peinture. Sa couche picturale est brossée, poncée, le cuir est brûlé, incisé, gravé au fer du cuir, il renonça à son emploi afin de privilégier la beauté de la matière brute. C’est d’ailleurs cet aspect qui sera mis en valeur  dans ses tableaux-reliefs qui représentent la seconde étape de son cheminement artistique. De dessinateur à peintre accompli, il devient apprenti sculpteur puis explorateur des formes, de la matière, nourrissant son art de vécu, de symboles, de gravité, de dérision donnant corps à ses visions dantesques, qui par ses mains font irruption dans le réel.

À Chaissac, donc, il doit son goût pour la récupération, l’indépendance et l’assemblage. En outre, au début des années 60, l’Arte Povera, émergeant d’Italie, se diffuse en Europe. De ce mouvement artistique, Michel retient également le goût pour le recyclage et le côté fruste des matériaux bruts (cuirs, bois flottés…) récupérés sur les plages du pays des Olonnes où il vit depuis 1958. C’est en 1968 que, pour la première fois, ces deux influences principales se traduisent dans ses tableaux-reliefs, constitués de cuir de cul de chalut et de bois flottés essentiellement. Ainsi au cours de cette seconde période, il commence à travailler en volume sur châssis, la peinture commence à sortir du cadre et, de plus en plus, il crée en haut-relief. À cet égard, Cahouenne vorace (1970) représente un vrai tour de force technique et une singularité esthétique qui s’affirme pleinement ici. Un an plus tard, il délaisse totalement le cadre pictural pour donner vie à des sculptures en ronde-bosse, principalement des totems, probable hommage à Gaston Chaissac : l’un des premiers s’intitule Belphégor.

Lors de sa première exposition personnelle, à la galerie Robin de La Roche-sur-Yon, il présente ses tableaux-reliefs proches des recherches de Tapiès. Il a choisi un matériau exigeant et inhabituel pour principale composante de ses œuvres. Il travaille le cuir de chalut tanné par les hommes et refaçonné par la mer, puis rejeté sur la plage au gré des marées et des courants. Pour Raimbaud, ce matériau est l’expression littérale du corps, sa peau. Il les choisissait avec le plus grand soin portant une grande attention à leurs stigmates ou au contraire pour leur parfait état. Ces tableaux-reliefs sont la synthèse organique des deux matériaux qui donnent vie à ses œuvres : le bois flotté constitue l’ossature et le cuir est la peau qui la recouvre ; celle-ci est parfois déchirée, simplement tendue ou forme un relief charnel… Tel un alchimiste, il redonne vie à une matière inerte mais hautement symbolique dans les cultures humaines. Il la transmute, lui donne un second souffle. Les cuirs sont humectés, tendus, durcis au feu ou aux vents côtiers, ils sont travaillés autant par la main de l’artiste que par la nature. Dans un premier temps, ses tableaux-reliefs faits de « nobles déchets », par ses peaux cousues rapiécées, déchirées, brûlées… symbolisent la fragilité de l’être humain, nous rappellent sa nature mortelle et en même temps la beauté du vivant, de l’éphémère.

Son passé, son destin inéluctable s’y mêlent inextricablement, exprimant une allégorie du Samsara bouddhiste représenté par l’acte de récupération et le recyclage des matériaux dans ses œuvres, car par son geste créateur, il ré-insuffle la vie en redonnant une vocation à ces objets, il leur en épargne la mort et l’oubli en leur offrant une nouvelle incarnation.

La découverte du cuir en tant que médium plastique a donc profondément changé l’orientation du peintre Raimbaud, proche de la figuration sans y céder totalement, jusqu’à adopter, en un même élan, la sculpture et l’abstraction. L’océan à 100 m de chez lui devient sa muse, en lui fournissant tout ce dont il a besoin pour s’exprimer. C’est le choix de ce médium si particulier et difficile à manier qui fait la particularité de l’art de Michel Raimbaud ; il a découvert un nouveau médium et une manière singulière de le mettre en forme par des tableaux tri-dimensionnels puis en pratiquant la sculpture.

AFFIRMATION D’UN STYLE – GARGAMOËLLE ET « FOLLES GABARES »

La gargamoelle aux oyseauxC’est donc en 1971 que Raimbaud délaisse définitivement la peinture avec la création de ses totems. Dès les premiers, il commence à les photographier en les mettant en scène sur la côte. Pour lui la sculpture recèle en elle le projet toujours mythique d’insuffler la vie, de les recréer. Il évoquait son art en ces termes : « des gestes d’artisan pour une musique de poète ». Il rêvait d’une sculpture muette (sans couleur) et sauvage.
La « gargamoëlle aux oyseaux », en 1973 est la première des sculptures monumentales de Michel qui inaugure la série de ses fameuses « folles gabares » tenant à la fois du jeu pour enfants et de l’œuvre d’art. Elle constitue le nouveau socle de ses réflexions qui s’incarnent ici dans ce qui tient à la fois de la peinture, de la sculpture et de l’architecture. Aux vieux cuirs bruns et aux bois noueux cirés répondent alors des cuirs blancs légèrement bleutés et des bois immaculés évoquant la lumière, le ciel et l’océan dont les formes abstraites renvoient à une nef onirique.

La « folle gabare » représentait pour Michel un lieu hors du temps où s’exprime pleinement l’imaginaire enfantin et dans laquelle certains adultes décèlent une métaphore alliant culture maritime et culture terrienne. Tous ces matériaux bruts ne sont plus des natures mortes. Ils revivent sous les mains du sculpteur, grâce à ses formes visionnaires, nourries de songes délirants. Raimbaud nous dévoile un monde au-delà du sensible, de notre réalité ; un monde magique et tourmenté nous happe. Son art refuse les lieux communs, le classicisme, le conformisme esthétique ; antithèse de tout cela, il exprime la passion du fantasque et de la fantasmagorie tout en se révoltant contre la logique et la morale.
Ses sculptures nous invitent au rêve et à un voyage vers un ailleurs, vers des contrées improbables. Les portes du rêves s’ouvrent ; il abolit les frontières entre les mondes spirituel et matériel, à l’instar de l’art chamanique aborigène.  À la fin des années 70, il réintroduit la couleur sur les bois flottés, que parfois, ils utilisent seuls. La palette met en jeu des couleurs primaires auxquelles il associe le blanc comme dans un jeu de cartes. Choix esthétiques qu’il abandonne dans les années 80 pour y revenir ensuite avec parcimonie en 1991 avant de se consacrer à des œuvres plus petites. Malgré les apparences, ces sculptures sont de savantes constructions agencées dans une recherche constante d’occupation de l’espace et imaginées pour dialoguer avec leur environnement, tournant le dos définitivement au monde clos de l’atelier pour entrer en osmose avec la nature.

C’est cela qu’illustre l’entrée de ses sculptures dans l’inconscient collectif des Vendéens (et des autres) grâce aux photographes qui ont su transfigurer ces créations monumentales que sont les « folles gabares » en les saisissant dans leur décor naturel, mises en scène familières des ténors du Land art ou de l’Arte Povera. Grâce au fait qu’il ait choisi d’insérer ses œuvres dans le paysage même d’où sont issus les matériaux qui les constituent, il en accentue la force et la présence. Donc ces photos ont vite dépassé leur aspect purement documentaire pour faire œuvre elle-même, révélant la symbiose de la sculpture et de la nature sans oublier sa force poétique, tout en démontrant l’accord parfait entre la forme, la matière et l’espace. C’est cela qui fit la singularité de son art et donc sa renommée.

Dans la dernière décennie de sa vie, comme on l’a évoqué plus haut, il revient à des petits formats dont il réalise parfois des coulages en bronze pour aboutir en 1998, à une œuvre d’art conçue avec la chorégraphe Cathérine Massiot : la « nef des fols » dans laquelle ses œuvres fondent une chorégraphie théâtralisée.

On remarque un certain nombre de corrélations entre les mouvements artistiques les plus représentatifs de l’esthétique du XXe siècle avec les œuvres sculptées de Raimbaud qui l’ont fait passer à la postérité :
le constructivisme en raison du soin apporté à leur relation avec l’espace qui les entoure ;
le minimalisme et le Land Art dont l’impact de l’œuvre sur son environnement et la relation qu’elle tisse avec lui est particulièrement évidente ;
l’Arte Povera et G. Chaissac, dont il a conservé le goût pour le recyclage des matériaux ;
l’art conceptuel, dont il conserve l’importance de l’effet produit sur le spectateur en nourrissant sa réflexion ;
l’art cinétique, puisque l’interaction du spectateur avec l’œuvre lui est essentielle car ce dernier fait vivre la sculpture en se l’appropriant par le jeu et le parcours physique ;
Support-surface, groupe avec lequel, il partage son appétence pour l’expérimentation plastique ;
l’art brut, onirisme, liberté formelle et son positionnement en marge du « monde de l’art «, ce microcosme mondain.

Au-delà de cette synthèse des influences des courants fondateurs majeurs de l’esthétique post-moderne et contemporaine que représente l’œuvre laissé par Michel Raimbaud, force est de constater qu’il est rare qu’un art, aussi conceptualisé que le sien, suscite autant d’émotions, de sentiments, de rêveries éveillées. Ainsi il a ouvert une voie esthétique nouvelle. Grâce à cette facture si particulière, ce rapport à la matière, son humanisme et sa conception de l’art proche de celle d’A. Renoir (prépondérance du travail manuel) ou d’un Élie Mangaud (poésie, fantaisie et marginalité) qu’il a connu, Michel parvient à nous toucher, en tant que spectateurs. Loin de toute sécheresse intellectuelle, faisant fi du clivage abstraction / figuration, qui pourtant battait son plein dans la seconde moitié du XXe siècle, il propose une création généreuse, ludique, sauvage mais aussi douce, tendre, vivace, foisonnante, sensuelle, imaginative, recelant autant de fantaisie que de part d’ombre comme il en est de tous les chefs d’œuvre.
Sa production, même vingt ans après sa disparition, se distingue en effet avant tout par son sens absolu de la poésie, sa liberté formelle, sa capacité à transcender la quotidien, la banalité, les conventions sociales, composant une véritable épopée par chacun de ses mouvements, de ses vides, de ses pleins… Son lyrisme, sa vitalité exsudent de chacune de ses pièces qui ont tout de nefs un peu folles ballottées par un océan tantôt houleux, tantôt calme ayant nourri l’âme tumultueuse de Michel Raimbaud.

Malgré la reconnaissance des critiques, des conservateurs de musées, tels que suzanne de Coninck, Pierre Chaigneau, Henri-Claude Cousseau, Didier Semin, Didier Ottinger et Benoît Decron, son œuvre reste méconnue du public. Plusieurs facteurs peuvent l’expliquer : le choix du littéral vendéen pour lieu de vie dicté par la nécessité créatrice et son peu de goût pour les mondanités parisianistes qui l’ont, de fait, mis à l’écart. Il apparaît donc comme l’archétype de l’artiste régional en dépit de la reconnaissance internationale qu’il a connue. Cette méconnaissance s’explique aussi par la singularité de la voie artistique qu’il a empruntée. En effet, à l’époque où il s’impose, la plupart de ses confrères se sont engagées sur la pente glissante de l’intellectualisation à outrance, jusqu’à souvent supplanter la pratique par le discours théorique, orientation qui aujourd’hui se retrouve dans l’impasse, stérile, au contraire de l’œuvre de Raimbaud, qui elle reste toujours féconde.
Dans ce contexte, il incarne à cette époque la figure de l’artiste désuet, ringard en rupture avec son temps par ses techniques archaïsantes. Pourtant, sa démarche à rebours et son esthétique à contre-courant empreinte de poésie et de mythes fondateurs, pourrait désormais, paradoxalement, faire de lui un artiste d’avant-garde, ayant su anticiper le retour au travail de la matière par les plasticiens, auquel on assiste depuis environ 15 ans. Aujourd’hui encore cet artiste reste inclassable comme le sont toujours les artistes visionnaires. Il donne naissance à quelque chose de très personnel ne laissant personne indifférent. Déroutant par son expressivité et l’hétérogénéité de ses sujets qui confinent parfois au surréalisme, son art ne laisse prise qu’à une analyse critique globale, intellectuellement plus exigeante car elle nécessite de s’immerger dans son travail, de s’en imprégner et donc de mettre à l’épreuve sa sensibilité. C’est à ce prix que l’on y décèlera une grande cohérence et une acuité pertinente, comme le laisse entendre la filiation entre son travail et celui d’Édith Dekyndt, d’Antoine Tiberghien et de Jean Léonard Stoskopf, ou celui d’Odon par exemple.

Yann Blusseau

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