Bulletin Municipal du Château d’olonne – 1972
Texte de Michel Raimbaud : Artiste en « peaux de vaches ».
Artiste en « peaux de vaches »
D’abord être, essayer d’être soi, ici, dans cette oasis de la Pironnière, où les mimosas vont bientôt embaumer la pinède, prélude heureux de l’avril qui amènera la lumière, dans ce microclimat exceptionnel qui ravit le voyageur et le garde souvent, dans « ce terroir doux, fuligineux, léger, humide et sans froidure comme est Olonne » dit le bon Rabelais qui appréciait fort le franc Aubier que nous prisons toujours.
Dans cette terre aux confins de l’Armorique et de l’Aquitaine dont le destin bascula parfois de terre de France en terre étrangère et qui vécut toutes les guerres qu’elles fussent de conquêtes, de religion, ou de politique.
Pas très loin de cette Bélesbat légendaire et phénicienne où Clemenceau se retira « pour mourir en prenant son temps », terre où légende et histoire sont intimement mêlées ce qui rebute l’historien en quête de sa vérité d’historien, mais réjouit l’artiste en quête de toutes les vérités. Terre de chez moi, car proche est le lieu de mes vacances d’enfant où dorment les ancêtres, qui depuis plus d’un siècle se sont fait tuer ou excommunier pour leur idée trop neuve.
Terre de l’eau du bocage dans les petits matins de pêche où les racines noires enchantaient mon réveil, bonne terre de glaise féconde que je parcours toujours avec intimité et qui me donnait de belles goulées d’eau claire aux fontaines perdues à moins que ce ne soit de grandes bouchées de blé blond happées dans ma pleine main, les soirs de battages, ou les grappes blanches de rosée les matins de vendanges.
La terre finit là, face à cet océan des Atlantes dont parle Platon. Sur les grèves gisent les deux mondes en trophées somptueux. Déchets au regard de beaucoup, mais je n’eus pas besoin que Baudelaire parlât de la splendeur des déchets pour y ramasser mes trésors.
De bois flottés en peaux de vaches déchiquetées et grasses d’eau de mer, je parcours mon univers.
Par delà le temps mécanique des pendules aux minutes égales, par delà l’espace plan ou courbe peu importe, par delà tous les passants, les oppresseurs et les censeurs, les marins et les terriens, retrouver les visages de ma race au visage dur de mégalithe ou découvrir des habitants d’ailleurs, qui ne sont peut-être pas encore venus ou qui n’arriveront jamais, ou qui sont peut-être là, très profond, dans l’humus tiède et noir où se font les osmoses. « Le 20e siècle sera celui de l’inconscient » disait Bergson. Être conscient de son inconscient et jardiner, c’est-à-dire laisser fleurir ce qui veut bien fleurir, en l’aidant un tout petit peu, en prenant bien garde de ne pas étouffer « ma rose ».
Humilité donc, indépendance aussi. Hors des Canons de toutes les chapelles dérisoires et provisoires, vivre de cœur et d’esprit et faire de mes mains.
J’aime prendre un parti qui m’inspire, sans longue préméditation intellectuelle, mais peut-être après beaucoup d’intimité, intimité silencieuse en compagnie de ces choses que je vais déranger, pour les ranger sans ordre, ou dans un ordre inhabituel qui portera l’objet à l’existence, existence d’inutile, comme ça, par jeu et pour jouer avec ceux qui s’arrêtent et écoutent.
Jouer au futur. Pas décoratif, ni gratuit cet art.
Un besoin de jouer avec ces peaux de vaches lacérées, que les marins utilisent pour protéger le cul de leur chalut de la déchirure des coquilles et des roches abyssales et perdent ou jettent ensuite. Tailler et polir le bois dont l’odeur enchantait mes narines d’enfant dans l’atelier de mon père. Chaissac le cordonnier a peint des papiers pauvres et des balais, des paniers et des cailloux et les murs de l’école du hameau. Je suis instituteur et je joue à l’artisan, au bourrelier, au sellier, à tout se qui se coud et se raccommode.
Art de harnais ou de brodequins grossiers, où les lanières sont des lignes, les nœuds des signes de torture et d’amour, écriture dramatique et goguenarde à la fois.
Art de masque où ce qui se dissimule existe peut-être plus que les plis, les plaies, les gueules et les sexes qui se voient et se touchent.
Art dur quand le feu a racorni le cuir et patiné le bois, qui sonnent sous le doigt et grincent quand on les bouge.
Art noir, dont les objets cirés luisent doucement dans la pénombre, comme les rêveries du dedans chères à Bachelard.
Qu’est-ce à dire ? Qu’est-ce que ça signifie ?
Questionnez les objets. Ils répondent quand on leur parle. Avec des mots, je me permettrai de rappeler ce que dit Elie Faure, à l’aube de ce vingtième siècle, en introduction à la première édition de sa célèbre histoire de l’art : « L’art qui exprime la vie, est mystérieux comme elle Il échappe comme elle à toute formule. Mais le besoin de le définir nous poursuit, parce qu’il se mêle à toutes les heures de notre existence habituelle pour en magnifier les aspects ».
Peut-être est-ce aussi, comme dit René Huyghe, « la force de notre époque, de savoir descendre jusqu’aux bases où survit encore l’animalité primitive, pour y puiser la substance initiale afin de la remonter au sommet où elle sera élaborée et livrée au regard».
Michel RAIMBAUD
Note photo « La Honra »